Situé dans la partie orientale de l’État du Jammu-Cachemire, dans le Nord de l’Inde, le Ladakh est souvent surnommé le « petit Tibet ». Et pour cause : posé sur les hauts plateaux himalayens, il partage la même spiritualité bouddhiste et d’extraordinaires paysages : sauvages, désertiques et embrassés par des cimes enneigés culminant à plus de 6000 mètres. Encore peu exploré, ce paradis pour randonneurs à la recherche de sensations respire l’aventure. C’est d’ailleurs ici et nulle part ailleurs que vous pouvez franchir les plus hauts sommets de la planète au volant d’une moto légendaire, la Royal Enfield !
Le chef de cabine, dans un anglais saccadé au fort accent hindou, annonce les consignes avant l’atterrissage. L’appareil plonge dans une vallée coincée entre deux chaînes montagneuses avant d’entamer un arc de cercle au fond d’une cuvette pour se positionner face à la piste. Dans la cabine, tous les passagers se sont tus.
Certains ont la tête tournée vers les hublots, d’autres fixent le plafond comme pour chasser leur angoisse alimentée par le bruit spasmodique des réacteurs. Ils ont peut-être entendu dire que seuls des pilotes chevronnés de l’armée de l’air indienne sont capables de poser un appareil de ligne sur l’aéroport de Leh, à 3500 mètres d’altitude…
La présence sur le tarmac de nombreux militaires armés, aux traits durs et marqués, rappelle que le Ladakh est aux portes du Cachemire. Cinq cent mille soldats surveillent cette région revendiquée par le Pakistan depuis la partition du sous-continent indien en 1947. En proie à une rébellion séparatiste sanglante depuis la fin des années 80, le Cachemire est longtemps resté inaccessible.
Mais depuis quelques années, un dialogue s’est instauré entre New Delhi et les mouvements de libération cachemiri. Les violences ont nettement diminué, même si les récents attentats de Mumbai ont ravivé les tensions.
Leh et la vallée de l’Indus, couloir d’accès au glacier du Siachen et au Pakistan, font figure de coin paisible malgré la méfiance ancestrale des Ladakhi bouddhistes majoritaires envers les Cachemiri musulmans. Pendant longtemps, le Ladakh ne fut accessible que quelques mois de l’année en raison des rudes hivers himalayens qui l’isolaient du reste du monde. Mais depuis qu’une ligne aérienne régulière relie Leh à New Delhi cette ancienne capitale du royaume du Ladahk, dominé par un gompa (monastère tibétain), est l’antre indien des trekkeurs de tout poil.
Gaetan, notre guide, est intransigeant sur les règles d’acclimatation à la haute altitude. A peine nos sacs posés dans les chambres de l’hôtel, il nous conseille de limiter nos déplacements pendant cette première journée, afin que les organismes s’adaptent plus facilement au manque d’oxygène. « Le mal d’altitude est un danger qu’il ne faut jamais sous-estimer », prévient-il en nous proposant le traditionnel thé au masala dans la pièce commune qui sert de salle à manger.
Dehors, la petite cour est baignée par un soleil éblouissant. Huit motos sont alignées les unes à côté des autres. Monocylindre de 500cc, phare rond, guidon haut, taille basse, réservoir chromé et sigle reconnaissable entre mille, les Royal Enfield sont à l’Inde ce que les Harley-Davidson sont à l’Amérique : un mythe ! Nous avons hâte d’enfourcher ces bolides au bruit sourd et pétaradant si caractéristique.
Jadis importées par les colons britanniques, les indiens ont racheté la marque et les motos sont restées. Réputées incassables et d’un grand confort de conduite, elles ne craignent aucun terrain, aussi chaotique soit-il. Nous aurons bientôt l’occasion de le vérifier. Mais une expédition à moto en haute montagne ne repose pas uniquement sur une belle mécanique. En plus de notre guide et d’un accompagnateur indien, un mécanicien et un chauffeur suivront le convoi en 4×4 avec les pièces de rechange et les outils nécessaires en cas de pépins.
Le départ est prévu pour le lendemain matin. Sur la carte, Gaetan nous indique le trajet qui doit nous amener au monastère de Lamayaru, niché au fond d’une vallée. Une boucle de deux jours à une altitude constante de 3500/4000 mètres, « le temps de bien observer nos réactions au manque d’oxygène et nos comportements à moto », nous confiera-t-il plus tard.
Ancien pilote professionnel d’endurance et de vitesse, ce Bruxellois de 36 ans a découvert cette région il y a quelques années de cela, après avoir arrêté la compétition pour partir voyager. Il passe alors de longs mois chaque été à sillonner le Ladakh et finit par ouvrir l’agence Himalayan Bikers.
Sa spécialité : faire découvrir à des mordus de moto cette région sauvage, « l’une des plus belles d’Inde », nichée aux pieds de l’Himalaya, en roulant sur le toit du monde. Les premiers groupes de « bikers » repartent émerveillés et s’empresseront d’en parler autour d’eux. D’autant que Gaetan Humblet est l’un des rares à proposer des circuits guidés clés en main.
Avec sa connaissance de la région et le repérage des trajets à l’aide d’un GPS qui ne le quitte jamais, il prépare minutieusement ses expéditions en ne laissant que de très petites chances au hasard, « afin de limiter au maximum le facteur risque », insiste-t-il. D’autant qu’en haute montagne, le danger est bien réel et le moindre accident peut avoir de graves conséquences. « Ceux qui participent à ce genre d’aventure connaissent les dangers de la moto. Sans être obligatoirement chevronnés, ils ne prennent pas de risque, je n’ai pas besoin de le leur rappeler », rassure Gaetan.
Impatients d’en découdre
Tôt le matin, nous quittons Leh après avoir fait le plein d’essence. Avec un sentiment d’euphorie avivé par l’attente, nous lançons nos bolides à plein gaz sur le long serpent asphalté qui s’enfonce le long de l’Indus, la rivière qui a donné le nom à cette vallée. Six motards et deux passagères font partie de l’expédition.
Sur plusieurs kilomètres, nous croisons des convois militaires qui font le va-et-vient entre les innombrables cantonnements disséminés le long de la vallée. Après une première crevaison et un changement de roue express par Raja, notre mécanicien virtuose qui couve sa boîte à outils comme un musicien son instrument, nous voilà enfin loin du bruit et de la circulation.
Au milieu d’un grand plateau, nous bifurquons sur un chemin sinueux. Au loin, perché sur un pic rocheux, se dresse un monastère reconnaissable à ses grands murs blancs. Au Ladahk, terrre d’exile pour des milliers de réfugiés tibétains, la culture monastique est omniprésente.
Après la visite de ce haut lieu spirituel écrasé de soleil, nous reprenons la route qui surplombe la vallée. Une large bande verte cultivée s’étale des deux côtés de la rivière, comme tracée d’un grand coup de pinceau dans un désert de roches et de sable où rien ne pousse. Le contraste est saisissant. Ici, les habitants mènent une vie austère, surtout pendant les longs mois d’hiver quand la vallée est recouverte de neige.
Deux heures plus tard, au bout d’une route accidentée et très étroite, nous arrivons à Lamayaru. Alors que le soleil tombe aussi rapidement que la température, une lumière baigne de ses tons orangés le monastère qui surplombe le petit village plongé dans l’ombre. Des maisons en pierre s’accrochent à ses flancs de façon désordonnée. Sur les toits plats de la paille d’orge sert d’isolant et de nourriture pour le bétail.
En attendant l’électricité et l’eau chaude bienfaitrice, disponibles le soir seulement, nous partageons quelques bières en regardant le ciel étoilé. Les motos sont inspectées, révisées et bichonnées par notre mécano aidé de Tinle, le chauffeur du 4×4, sous l’œil avisé de Gaetan. La lune s’est levée, éclairant les pics enneigés qui entourent le village. Après le troisième repas végétarien consécutif depuis notre arrivée au Ladahk (la viande est une denrée rare ici), nous ne tardons pas à sommeiller. Le manque d’oxygène et la bière ont fait leur effet…
Glacier de sable
Le lendemain, alors que nous roulons sur une crête qui surplombe le village, Gaetan s’arrête au détour d’un virage. En contrebas, un glacier aux formes torturées s’étale au fond d’un ravin. Mais le phénomène est d’autant plus étonnant qu’il s’agit de sable. Cette particularité géologique serait le fond d’une ancienne mer qui a disparu lors du soulèvement des plaques continentales qui ont formé la chaîne himalayenne.
L’effet de surprise passé, nous reprenons notre route avant d’entamer une descente en lacets vertigineuse vers la vallée. Une heure plus tard, alors que le soleil est à la verticale, nous nous arrêtons pour un pique-nique improvisé au bord d’un petit torrent, au milieu d’un jardin de saules et de peupliers où trône un cabanon aux murs de pierres blanches qui abrite un moulin à grains traditionnel actionné par la force du courant. Un bassin d’eau naturel invite à la baignade. La tentation est trop forte et nous voilà barbotant et chahutant dans l’eau fraîche comme d’heureux gamins…
Vers les sommets…
De retour à Leh, nous y passons la nuit, le temps pour l’équipe de préparer l’expédition du lendemain. Cette fois, nous devons rejoindre des lacs à 4500 mètres d’altitude où nous passerons deux nuit sous des tentes, par moins 5 degrés… A cette hauteur-là, le moteur devient poussif. Mais la Royal Enfield en a vu d’autres et après un petit réglage du carburateur, nous franchissons notre premier grand col, 5430 mètres sur le GPS de Gaetan.
En raison des effets de l’altitude, tels des coureurs cyclistes prenant à peine le temps de se ravitailler, nous ne nous attardons que le temps d’attacher un drapeau à prière sur l’autel et de prendre quelques photos souvenir. Dans la descente, la prudence est de mise car la route, taillée dans la roche, ne laisse la place qu’à un véhicule.
Un camion peut surgir d’un virage à tout moment. Les chauffeurs du coin ne sont pas du genre à céder le passage, même à un convoi d’Enfield ! Il faudra souvent « jouer du guidon » pour qu’ils ne nous expédient pas au fond d’un ravin… L’autre danger, moins prévisible, est suspendu au-dessus de nos casques. Les routes de montagne ne sont pas protégées des chutes de roches posées comme des mille-feuilles et les services de la voirie ne se montrent que très rarement dans le coin…
Magie de la nature
Nous atteignons le lac Tsokar en fin d’après-midi. Non sans soulagement. Caillasses, nids-de-poule et sillons de sable ont rendu la progression laborieuse et les organismes ont été mis à rude épreuve. Le temps s’est vite couvert. Quelques tentes militaires sont fixées sur un tapis d’herbe rase. A l’intérieur, des couvertures sont posées sur les lits.
Pas de douche chaude cette fois. Nous nous contenterons d’un thé bouillant dans la tente qui sert de foyer. Les « vrais » nomades eux bivouaquent dans les hauteurs. Les Changpas viennent faire paître leurs chèvres aux longs poils blancs près du lac où l’herbe et l’eau abondent à cette époque de l’année. C’est dans cette région, au-dessus de 4000 mètres, que vivent les chèvres Cachemire et Pashmina, espèces protégées qui ont donné leur nom à ces précieuses laines mondialement réputées.
Après un repas copieux à base de dal (lentilles indiennes), nous nous réfugions dans nos sacs de couchage et sous plusieurs couvertures. Malgré la fatigue, le sommeil a du mal à venir. Plus que le froid ou le vent qui vient faire claquer la toile de tente, les effets de l’altitude provoquent de tels chambardements physiologiques que nous gardons les yeux grands ouverts pendant de très longs moments.
Le lendemain matin, au petit-déjeuner, les visages boursoufflés en disent long sur la nuit que nous venons de passer. Mais le ciel bleu et le soleil qui monte au-dessus du cirque vont vite nous faire oublier les maux de tête persistants. Des randonneurs à pied viennent de quitter le camp et prennent la direction du lac.
Derrière eux, leurs aides de camps finissent de charger les dizaines de chevaux qui transportent les bagages et toute l’intendance. Pendant la nuit, l’eau du ruisseau a gelé. La toilette attendra… Tinle, notre chauffeur, a allumé un réchaud au-dessous du réservoir du 4×4 qui ne veut plus démarrer. Devant nos têtes médusées, il nous indique du doigt sans un léger sourire le bouchon qu’il a ôté du réservoir d’essence afin d’éviter l’implosion…
Après avoir roulé un peu moins de deux kilomètres, nous nous arrêtons au bord d’une plage blanche. Chargé en sel et en minéraux, le lac, peu profond et aussi lisse qu’une mer d’huile, brille à sa surface de reflets multicolores. On dirait le décor d’une toile impressionniste. Mais nous ne sommes pas au bout de nos surprises.
Alors que nous contournons l’étendue d’eau à faible allure, nous assistons à la scène la plus insolite de ce voyage. A cinquante mètres devant nous, une horde de kyangs, des ânes sauvages descendus des montagnes, se mettent à cavaler à l’unisson, certainement alertés par le bruit de nos moteurs.
Nous reprenons la direction de la passe qui permet de sortir du cirque. Après 50 kilomètres de piste éprouvante et plusieurs arrêts pour redresser une pédale ou une béquille endommagées par une pierre, nous atteignons le lac Tso Moriri, dernière étape de notre périple. Le vent s’est levé. Nous montons à l’aplomb du hameau qui borde le lac pour observer les sommets enneigés surfant à plus de 6000 mètres.
Après une autre nuit sans sommeil, les visages sont un peu plus marqués et l’humeur du groupe s’en ressent. La neige se met à tomber et Il est temps de regagner Leh et de profiter de cette dernière journée au guidon de nos Royal Enfield. Une dernière journée sur le toit du monde…
Philippe Plénacoste – Gavroche Thailande
Source :
http://www.gavroche-thailande.com/actualites/a-la-une/918-inde-sur-les-plus-hautes-routes-du-monde-en-royal-enfield